Certaines êtres vivants actuels possèdent de nombreux caractères morphologiques communs et semblent pouvoir être regroupées naturellement. La présence de caractères complexes identiques chez des êtres par ailleurs distinctes suggère que ces êtres ont pu hériter ces caractères d'un ancêtre commun qui les possédait déjà, complètement ou à l'état d'ébauche. Les regroupements faits par l'homme pour établir des relations de parenté entre les êtres vivants s'appuient essentiellement sur ces caractères communs. Afin de mieux comprendre la nature de ces relations de parenté, nous allons examiner un exemple élémentaire, qui nous permettra de préciser la méthode, ses difficultés mais aussi ses faiblesses.


La taxinomie numérique ou phénétique
Considérons trois formes distinctes de vertébrés actuels : la grenouille, le cheval et l'homme. Au lieu d'entamer une description de leurs caractères morphologiques, restreignons-nous à quelques caractères de leurs squelettes. C'est un procédé classique en paléontologie où les restes sont plutôt rares et souvent très fragmentaires. Pour bien se mettre dans la situation du paléontologue, nous allons prendre en compte trois caractères seulement :
- le nombre de doigts au pied (cinq pour la grenouille et l'homme, un pour le cheval) ;
- le nombre d'os constituant la mandibule (supérieur à un pour la grenouille, égal à un pour le cheval et l'homme);
- la présence ou l'absence d'un appendice caudal (absent chez la grenouille et chez l'homme, présent chez le cheval).
On peut constater que le nombre de caractères communs à l'homme et à la grenouille (deux) est supérieur au nombre de caractères partagés par le cheval et l'homme (un) ou par le cheval et la grenouille (aucun). En se basant donc uniquement sur le nombre de caractères communs, on rapprocherait la grenouille de l'homme et l'on considérerait que le cheval est plus éloigné de ce groupe.
Cette méthode, qui se fonde sur le nombre de caractères quelle que soit leur qualité, est appelée "phénétique", ou encore "taxinomie numérique". Elle a connu sa période de gloire dans les années soixante, avec le perfectionnement des méthodes d'analyses statistiques. En résumé, la méthode phénétique estime que plus le nombre de caractères communs à deux espèces est grand, plus elles se ressemblent et plus elles sont proches. Le plus grand nombre possible de caractères - plus d'une centaine - doit être utilisé, tous étant considérés au départ comme ayant le même poids. Un travail considérable a été effectué dans ce domaine pour les êtres vivants actuels, mais avec peu de résultats convaincants pour ce qui est des fossiles, car le nombre de caractères disponibles est presque toujours insuffisant. Le point faible de cette méthode est qu'elle ne distingue pas les caractères primitifs, appelés également "plésiomorphies", des caractères évolués, que l'on désigne aussi sous le nom de "caractères dérivés" ou "apomorphies". Un caractère primitif est un caractère qui n'a pas évolué entre les ancêtres et les descendants. Ainsi, la présence de cinq doigts chez l'homme, observée chez un grand nombre de primates primitifs, et même de mammifères primitifs, est considérée comme un caractère primitif. Elle correspond à un état ancestral conservé chez un grand nombre de mammifères, comme, par exemple, les hérissons, les carnivores ou leurs ancêtres. Par opposition, la perte des deux premières prémolaires chez l'homme, alors que les mammifères placentaires primitifs et les premiers primates les possédaient, permet de considérer ce caractère comme une spécialisation de la lignée des singes catarhiniens, dont l'une des branches devait conduire à l'homme.


La méthode cladistique de W. Hennig
Depuis ces vingt cinq dernières années, une méthode plus élaborée a pris le relais dans ce domaine, et a connu un immense succès, notamment en paléoanthropologie. Il s'agit de la méthode cladistique (systématique phylogénétique, ou cladisme), mise au point par un entomologiste allemand, Willi Hennig, dès 1950. La méthode cladistique repose sur quelques principes : seuls les caractères spécialisés partagés, hérités de l'ancêtre commun qui les a acquis (synapomorphies), doivent être pris en compte pour l'établissement des relations de parenté, les caractères primitifs, même partagés (symplésiomorphies), n'apportant aucune information. Les résultats de l'analyse des caractères dérivés communs sont exprimés graphiquement sous la forme d'arbres dichotomiques (cladogrammes). Pour chaque groupe monophylétique (c'est-à-dire issu d'un même ancêtre), on recherche le groupe frère, c'est-à-dire le groupe le plus proche parent.
En s'appuyant sur le développement embryonnaire, les observations statistiques dans les groupes plus éloignés (comparaisons extra-groupe) et les données paléontologiques, notamment la connaissance des lignées évolutives, on peut analyser les caractères évoqués précédemment.
Nous avons déjà vu que la présence de cinq doigts est un caractère primitif ; la présence d'un seul doigt chez le cheval est donc un caractère dérivé.

La construction des cladogrammes est parfois perturbées par des homoplasies (ressemblances entre espèces) qui découlent de deux processus : dans la convergence, un caractère se retrouve à l'état évolué dans deux espèces non apparentées ; quant à la réversion, elle correspond au retour d'un caractère évolué à l'état primitif, ce qui donne l'impression que les deux espèces sont proches.

Une dernière règle régente la cladistique : le principe de parcimonie. En partant du postulat que la nature est économique, on retient parmi les cladogrammes celui qui comporte le moins de pas, c'est-à-dire le moins de transformation de caractères.

Il existe trois façons A, B et C de disposer nos trois animaux sur un arbre généalogique. On attribue à chaque animal un code précisant si ses caractères sont primitifs (code 0) ou apomorphes (code 1) :

cinq doigts = 0  un doigt = 1
mandibule à plusieurs os = 0  mandibule à un os = 1
présence d'une queue = 0  absence de queue = 1

La grenouille obtient le code 001, le cheval 110 et l'homme 011.

On place à chaque embranchement l'ancêtre hypothétique auquel on attribue un code : 000, 001, 010. On note le nombre de modifications nécessaires pour passer d'une forme à l'autre : 1 modification pour passer de 000 à 001, 2 modifications pour passer de 000 à 110.

T est pour chaque arbre la somme des modifications nécessaires pour que cet arbre ait existé. T est le nombre de pas.

Les arbres A et B sont les plus économiques, donc les plus probables. Un nombre important de caractères est nécessaire pour obtenir un résultant probant. Valéry Zeitoun a ainsi comparer 35 fossiles en analysant 468 caractères. Son cladogramme comporte 3092 pas.

Nous noterons que son examen des fossiles a conduit Zeitoun à proposer deux nouvelles espèces : l'une des conséquences du cladisme en paléoanthropologie est effectivement la multiplication du nombre d'espèces, mais dans un esprit tout à fait différent de celui qui prévalait dans la première moitié du XXe siècle où chaque spécimen fossile portait un nom d'espèce qui lui était propre. Le but poursuivi ici est de limiter la perte d'informations livrées par les fossiles. Certains auteurs affirment en effet qu'il est préférable de découper les groupes fossiles le plus finement possible afin de ne pas manquer de petite variations morphologiques qui seraient peut-être masquées par des regroupements trop larges et définis trop approximativement.

L'autre conséquence du cladisme en paléoanthropologie est une modification de la définition de l'espèce. Suivant les principes du cladisme, chaque espèce doit être définie par rapport à ses ancêtres et non par rapport à ses descendants. L'accent est mis sur les caractères propres à l'espèce (autapomorphies), au détriment des caractères primitifs, communs aux ancêtres et aux "collatéraux". C'est ainsi que Andrews, Stringer et Wood restreignent Homo erectus aux fossiles asiatiques, sur la base exclusive des caractères dérivés. Mais Trinkaus et Tobias doutent de l'application de la cladistique aux hominidés fossiles.

 


d'après Jean-Jacques JAEGER, Les mondes fossiles, Odile Jacob 1996, et Florent DÉTROIT et Amélie VIALET, "Nomenclature des espèces" in Le Deuxième Homme en Afrique, Artcom'/Errance, 2002
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