LES NÉANDERTALIENS ET LES HOMMES MODERNES SE SONT-ILS MÉTISSÉS ?


"L'enfant sortit du ventre de Aruaeh le jour des premiers flocons de neige sur les huttes. C'était un mâle. Comme Tuhi-horea avant lui, il venait avec la neige et quand plus tard il put voir les mouvements des flocons, il ouvrit de grands yeux et sourit. Il semblait que ceux qui venaient du ventre de Aruaeh étaient faits pour marcher dans la neige et respirer le froid. On voyait sur le visage rond et fripé de celui-là le visage de Aruaeh et celui de l'nqê mêlés ; il avait l'implantation de cheveux épais et sombres de sa mère et la forme de ses yeux et le dessin marqué des pommettes, mais il avait la large bouche et le peu de menton de son père et la courtesse du front sur l'avancée sourcilière osseuse nettement marquée - puis la couleur de ses yeux changea et devint celle des yeux de l'nqê.
Il était donc possible qu'un Wêrehé nourrisse de son ventre un enfant dans le ventre d'une Doah. Mais Aruaeh n'était peut-être plus tout à fait une Doah.
Puis ce furent les jours les plus courts et les plus froids des longues neiges. Aruaeh et l'nqê donnèrent à l'enfant le nom de Dewêh, signifiant qu'il était parmi les Wêrehé et le resterait longtemps."
Pierre PELOT, Ceux qui parlent au bord de la pierre, Denoël, 2001, Paris.


Certains enfants posent problème. C'est le cas d'un garçonnet de 4 à 5 ans, mais vieux de 25 000 ans, exhumé à Lagar Velho (Portugal). Selon son découvreur, Joao Zilhao, de l'Institut portugais d'archéologie (Lisbonne), " le bambin était un individu moderne, donc un Homo sapiens sapiens, mais portait des signes distinctifs d'hybridation avec les néandertaliens ". Voilà qui contrarie l'idée que Neandertal et Cro-Magnon étaient deux espèces différentes, donc incapables de se métisser.
" Dans la nature, des espèces comme le loup et le coyote peuvent spontanément produire des hybrides, si elles sont restées géographiquement proches ", rétorque pourtant Jean-Jacques Hublin. Ce phénomène, appelé "chevauchement circulaire", a également été observé chez les primates. Pourquoi pas chez Neandertal et Cro-Magnon? Dans ce scénario, seuls les groupes de néandertaliens qui auraient été longuement isolés se seraient différenciés, jusqu'à rendre tout mélange impossible avec une autre espèce.
Dans d'autres régions, en revanche, la spéciation a pu être partielle, laissant subsister des zones d'hybridation." Seule la découverte de squelettes d'hybrides adultes pourrait apporter la preuve du métissage, car les enfants néandertaliens ont des traits indifférenciés, une apparence gracile, qui peuvent évoquer une trompeuse modernité ", précise Anne- Marie Tillier, du laboratoire d'anthropologie de l'université de Bordeaux, pourtant favorable à l'idée d'un métissage. Aux côtés de son collègue Dominique Gambier, elle remarque que certains restes humains associés à la culture dite aurignacienne - donc attribués à Cro-Magnon - montrent une troublante robustesse et des caractères dentaires archaïques.
Inversement, les derniers néandertaliens dessinent des silhouettes bien plus graciles que leurs ancêtres. Le crâne de Saint-Césaire (Charente-Maritime) a ainsi plus de similitudes avec celui d'un homme moderne qu'avec le crâne du vieux néandertalien de la Chapelle- aux-Saints (Corrèze), plus âgé de 15000 ans.
La " gracilisation " observée chez certains néandertaliens pourrait-elle être le résultat de contacts rapprochés avec les immigrants Cro-Magnon? Cela ne fait aucun doute pour l'Américain Fred Smith, de l'université de l'lllinois, et le Croate Ivor Karavanic, de l'université de Zagreb. Parmi les derniers hommes de Neandertal à avoir survécu en Europe, ceux qu'ils ont exhumés à Vindija en Croatie, âgés de 28 000 ans, sont " morphologiquement tellement plus "modernes" que les autres néandertaliens que cela suggère une hybridation ".
Pour Arme-Marie Tillier, "les derniers néandertaliens et les premiers hommes modernes d'Europe centrale semblent effectivement avoir en commun des caractères à l'arrière du crâne, comme la fosse sus-iniaque ". Et de conclure : "Nous avons souvent des restes humains difficiles à classer. D'où l'importance de ne pas associer trop fortement l'une ou l'autre population avec une culture. "
A en croire les généticiens, cependant, même si hybridation il y a eu, le patrimoine de Neandertal s'est totalement dilué au point que nous n'en porterions aujourd'hui plus aucune trace.
Rachel FLÉAUX. - Sciences et Avenir. Janvier 2002

Concernant l'aspect moderne de certains squelettes néandertaliens et la robustesse de certains ossements d'Homme moderne, plutôt que d'en déduire un métissage entre les deux populations, Robert Walker rappelle la loi de Wolff qui dit que l'os est un tissu très plastique, modelé par les contraintes environnementales. La ressemblance entre certains Cro-Magnon et certains Néandertaliens serait due à des conditions de vie semblables. Selon lui, un Homme de Néandertal ramené à notre époque et nourri depuis son plus jeune âge selon la diététique actuelle n'aurait pas un faciès aussi robuste que celui des Néandertaliens fossiles que nous connaissons. Cela se discute mais c'est intéressant.
Thierry KOLTES. Courrier à Sciences et Avenir. Mars 2002

Erik Trinkaus signale aussi l'éventualité d'une hybridation [entre des Néandertaliens et des Hommes modernes] en Europe centrale ; il se fonde sur l'existence de continuités morphologiques au niveau de la face entre des néandertaliens tardifs exhumés à Vindija en Croatie et les premiers Européens modernes dont les restes proviennent de Brno et de Mladec en Tchéquie. Il semble toutefois que le métissage, s'il a pu se produire occasionnellement, ait été un phénomène assez peu fréquent en Europe de l'Ouest où les derniers néandertaliens tendent plutôt à accentuer leurs caractères spécifiques qu'à ressembler aux nouveaux venus.
Un seul fossile intermédiaire entre Néandertal et Cro-Magnon a été exhumé dans cette zone ; il s'agit du squelette saupoudré d'ocre d'un enfant de trois à quatre ans, découvert en 1998 au Portugal, dans une tombe édifiée sous un abri rocheux sur le site de Lagar Velho, à une centaine de kilomètres au nord de Lisbonne, et daté de - 25 000 ans. Les proportions du corps de l'enfant et des insertions musculaires puissantes évoquent un type néandertalien, alors que son crâne et sa mâchoire sont de type Cro-Magnon; cependant le jeune âge du sujet ne permet pas d'être absolument affirmatif sur la réalité d'un métissage.
C.-L. GALLIEN. Homo, histoire plurielle d'un genre très singulier. PUF, 2002.


Les Néandertaliens du nord-ouest de l'Ancien monde ont-ils évolué en humains modernes ? Au terme de près d'un siècle et demi de débats, une réponse se dégage : un " oui " réservé, puisque seule une partie des Néandertaliens entre ainsi dans notre album de famille.
Pour nous, les fossiles indiquent que les tout premiers humains modernes ont dérivé de Néandertaliens (ou de peuples archaïques tardifs très semblables à eux) fort peu de temps après l'apparition des Néandertaliens, il y a environ 100 000 ans. Mais il ne s'est pas agi d'un événement évolutif touchant tous les Néandertaliens. L'Afrique a recueilli les suffrages de beaucoup de chercheurs comme lieu de naissance des premiers humains modernes, mais de nouvelles datations de sites fossiles du Levant montrent qu'il s'y est trouvé des humains modernes aussi tôt qu'en Afrique ; et la même chose a été suggérée pour certains sites d'Asie orientale. Il sera impossible de savoir où exactement (dans une région, ou plusieurs?) et quand les premiers humains modernes sont apparus si l'on ne découvre pas d'autres gisements de fossiles bien datés.
Mais l'apparition d'humains modernes ne marque pas la fin des Néandertaliens, tout au moins dans le Levant. En effet, dans cette région, après l'émergence d'humains modernes, des Néandertaliens ont subsisté là où ils vivaient auparavant. Cette situation complexe laisse penser que les humains modernes n'ont pas évolué à partir de la population néandertalienne locale. Soit ils ont évolué ailleurs, soit ils ont évolué localement, mais en même temps que les Néandertaliens et en parallèle, à partir de la même souche mère. S'ils ont migré dans le Levant, d'où venaient-ils? Nous l'ignorons encore. Nous savons qu'après leur apparition ces humains modernes ont été remuants, puisque une partie d'entre eux a quitté le Levant et s'est répandue en Europe centrale, il y a environ 36 000 ans, atteignant la côte atlantique de l'Europe quelques millénaires plus tard.
Cependant, dans le même temps, certains Néandertaliens et humains modernes sont restés dans le Levant, y fabriquant les mêmes types d'outils, chassant les mêmes animaux de la même façon, et occupant des abris semblables. Jusqu'ici, nous n'avons pas été capables de trouver des preuves convaincantes de l'existence de deux styles de vie ou de deux façons distinctes d'exploiter les ressources de la région, et pourtant les Néandertaliens et les humains modernes semblent être restés physiquement différents dans le Levant alors que, dans d'autres régions, leur croisement est attesté. Ce paradoxe appelle une explication, et il y a deux solutions. Premièrement, ces deux types d'humains ont pu demeurer distincts à cause d'obstacles non physiques à leur hybridation, comme des différences linguistiques ou des traditions culturelles différentes qui n'apparaissent pas dans les découvertes archéologiques. C'est une hypothèse délicate, car elle repose sur des éléments intangibles, même si l'on peut penser que l'on réussira à trouver des preuves. Il nous paraît plus simple d'imaginer que les humains modernes et les Néandertaliens ont pu rester morphologiquement distincts - et éviter d'entrer en concurrence directe pour se procurer leurs ressources respectives - si cette région était une zone de contact ou une frontière fluctuante, occupée en alternance par l'une et l'autre forme de population. En fait, cette interprétation n'envisage un chevauchement spatial et temporel des deux groupes qu'en raison des sempiternels problèmes de rareté des fossiles et d'imprécision de nos techniques de datation.
Les choses sont différentes en Europe centrale : on a d'abondantes preuves d'évolution continue, de mélange génétique et de croisement entre les Néandertaliens résidents et les premiers humains modernes qui arrivèrent peu à peu du Levant et peut-être d'ailleurs. Certains détails de la forme du nez et des sourcils ainsi que des caractéristiques particulières de l'arrière du crâne et du fémur, que l'on trouve à la fois chez les Néandertaliens et des humains modernes d'Europe centrale, témoignent d'une continuité génétique au cours de la longue période pendant laquelle s'est produite la véritable transition anatomique entre les êtres totalement néandertaliens et les humains entièrement modernes.
Si une partie de la zone géographique habitée par les Néandertaliens indique qu'ils ont été purement et simplement remplacés par des humains modernes, c'est bien l'Europe de l'Ouest - région qui est la périphérie, le cul-de-sac, la dernière à être occupée par des hommes modernes. En effet, il semble que les Néandertaliens s'y soient attardés, relativement isolés, jusqu'à il y a environ 35000 ans. L'énigmatique matériel de Saint-Césaire (un squelette néandertalien enterré avec des outils du début du paléolithique supérieur d'un type que l'on ne croyait fabriqué que par les humains modernes) peut être la trace de l'existence d'une dernière population néandertalienne concurrencée par les premiers humains modernes. Serait-ce que les Néandertaliens ont essayé d'être aussi efficaces dans l'exploitation des ressources en adoptant la technologie plus avancée des humains modernes?
Si les indices trouvés dans des régions différentes de l'Ancien Monde suggèrent des événements nettement différents, rien ne prouve, nulle part (en dépit des mythes), qu'il y ait eu des affrontements violents entre les Néandertaliens et les humains modernes. La mosaïque d'évolution locale, de migration, de mélange, d'absorption ou d'extinction locale des Néandertaliens a été un processus complexe qui s'est étalé sur dix mille ans au moins. Ce qui laisse largement le temps à des humains modernes pour se répandre du Levant à la côte atlantique de l'Europe, avec ou sans Néandertaliens " sur leur chemin ". Lentement, les populations se sont étendues, ont intégré ou déplacé les habitants locaux, développé des adaptations génétiques ou comportementales inédites aux circonstances nouvelles, retenant les meilleures des Néandertaliens pour les combiner aux caractéristiques émergentes des nouveaux venus, qui nous ressemblaient de plus en plus. Cette configuration de changement fort complexe se retrouve, à des rythmes et des degrés variés, dans l'ensemble de l'ancien monde, et a abouti tant aux humains modernes qu'aux agrégats géographiques de traits - dont beaucoup sont superficiels - qui sont désormais reconnus comme des caractéristiques raciales. Seuls les habitants du Proche- Orient et de certaines parties d'Europe peuvent prétendre avoir d'authentiques Néandertaliens parmi leurs ancêtres directs. Et pourtant tous les groupes humains modernes descendent certainement d'une population humaine archaïque néandertaloïde, même si ces ancêtres ne correspondent pas exactement à notre définition restreinte de " Néandertalien ".
E. TRINKAUS et P. SHIPMAN, Les Hommes de Neandertal, Seuil , 1996 (The Neandertals, 1992).

 

HYBRIDATION ?

Que les Néandertaliens et les hommes modernes aient représenté deux espèces distinctes ou seulement deux sous-espèces de l'espèce Homo sapiens, il est possible que des phénomènes d'hybridation aient pu intervenir entre ces deux groupes. Dans la nature, des espèces proches telles que le coyote et le loup peuvent spontanément produire des hybrides dans les zones géographiques où elles se rencontrent. On a pu aussi le constater chez les primates, et notamment chez les babouins. En ce qui concerne les Néandertaliens et les hommes modernes, peu d'indices attestent la réalité d'un tel phénomène. Ceci n'a rien de surprenant si l'on considère la rareté des spécimens découverts au cours de la période qui va de 40000 à 30000 ans. Qu'il s'agisse des restes de Zafarraya (Andalousie), de Saint-Césaire (Charente-Maritime) ou d'Arcy-sur-Cure (Yonne), les derniers Néandertaliens ne présentent guère de caractères " modernes " ou " intermédiaires ". Ils nous offrent l'image de populations encore plus réticentes à échanger leurs gènes avec les hommes modernes qu'elles l'ont été à partager techniques et objets. Du côté des hommes modernes, les plus anciens restes aurignaciens présentent souvent un squelette d'une grande robustesse et quelques caractères archaïques. Cependant, la persistance de caractères néandertaliens chez ces premiers hommes modernes européens n'a jamais pu être démontrée de manière convaincante. Un squelette d'enfant moderne beaucoup plus récent (25000 ans), découvert à Lagar Velho au Portugal, a été interprété par ses découvreurs comme celui d'un individu moderne montrant des signes d'hybridation avec les Néandertaliens. Cette interprétation reste très débattue et le caractère hybride de l'enfant de Lagar Velho difficile à établir. Nous ne possédons en effet aucun autre spécimen d'un âge individuel comparable (4-5 ans) dans la période allant de 40000 à 30000 ans. Comment, dans ces conditions, décider si les caractères considérés comme des persistances néandertaliennes n'entrent pas tout simplement dans la variation individuelle des enfants modernes du début du Paléolithique supérieur? Le caractère hybride d'un individu adulte suffisamment complet serait sans doute plus facile à démontrer. Si l'enfant de Lagar Velho doit être interprété comme le produit d'une hybridation entre les deux populations ayant laissé des traces plusieurs milliers d'années après la disparition des derniers Néandertaliens de la péninsule ibérique, il est certain que le même phénomène sera observé sur les individus d'âge géologique comparable que l'on découvrira dans le futur. Quoi qu'il en soit, à l'échelle de l'Europe, on observe surtout un remplacement de populations, et, si quelques gènes néandertaliens ont pu dans certaines zones intégrer le pool génique des populations modernes, leurs traces ont rapidement disparu par la suite. (…)

L'âge des sites où les tout derniers Néandertaliens ont été découverts - Zafarraya en Espagne, Vindjia en Croatie et Mezmaiskaya dans le Caucase - est antérieur à la forte dégradation climatique que l'on a observée en Europe entre 28000 et 24000 ans. Il est significatif que ces dernières poches néandertaliennes soient situées dans des régions reculées et montagneuses qui ont toujours constitué des refuges naturels dans le Sud de l'Europe.
J.-J. HUBLIN. " Origine et évolution des Néandertaliens ", in Y. Coppens et P. Picq, Aux origines de l'humanité, 2 vol., Fayard, 2001.

C'est en République tchèque qu'ont été trouvés les plus anciens restes d'hommes modernes actuellement connus en Europe. Le gisement de Mladec, en Moravie, fouillé à partir de 1881, est probablement celui qui a livré les documents les plus nombreux (Szombathy, 1925). (…) L'âge de Mladec n'est pas connu. La faune, qui indique un climat assez doux, pourrait correspondre à une période de réchauffement de la deuxième moitié de la glaciation de Würm. L'outillage lithique est peu abondant et peut vraisemblablement être rattaché à un Aurignacien assez ancien, mais pas le plus ancien. Les données dont nous disposons montrent une très grande variabilité, en particulier pour ce qui est de la robustesse des squelettes. On peut aussi observer sur certains sujets des caractères qui ont été interprétés comme un héritage néandertalien ; c'est le cas de l'épaisseur de la voûte crânienne, de la présence d'un chignon occipital accentué ou encore de l'importance du relief sus-orbitaire. Cependant, ils ne sont vraiment développés que sur certains sujets, probablement masculins, et il ne s'agit en aucun cas de caractères spécifiques aux Néandertaliens. Ils se rencontrent aussi chez d'autres fossiles d'hommes modernes du Paléolithique supérieur. Mais le relief sus-orbitaire, par exemple, est toujours formé de deux parties, une latérale et une médiale, séparées par une légère gouttière - c'est la morphologie moderne -, alors que chez les Néandertaliens il est continu et forme un torus. Cette disposition en deux segments est indépendante de l'importance du relief lui-même, qui peut être fort ou atténué. En fait, rien ne permet d'envisager une relation phylogénétique entre la population de Mladec et les Néandertaliens. Quant aux caractères généraux de la morphologie, ils sont tous modernes. (…)

Le site de Vindjia, en Croatie, a révélé un remplissage moustérien et Paléolithique supérieur. L'une des couches, G1, a retenu l'attention de plusieurs chercheurs pour avoir livré une industrie lithique qui a été attribuée à l'Aurignacien et des restes humains fragmentaires interprétés comme transitionnels entre les Néandertaliens typiques et les hommes de morphologie moderne. En fait, cette découverte soulève de nombreux problèmes. Tout d'abord, la fouille n'a pas été réalisée dans des conditions très satisfaisantes ; ainsi, la stratigraphie et la position de certains objets n'ont pas été établies avec précision. La couche G 1 est en partie constituée de blocs, ce qui a pu faciliter l'infiltration de pièces à partir de couches sus-jacentes. Les niveaux sous-jacents, eux, ont livré des industries moustériennes et de nombreux restes humains fragmentaires de Néandertaliens. L'industrie de la couche G 1 est peu abondante et plutôt de facture moustérienne. L'argument utilisé pour la rapporter à l'Aurignacien repose uniquement sur la présence d'un fragment de pointe en os à base fendue. Il paraît difficile, sur la base de ce seul indice - qui pourrait être intrusif et provenir des niveaux sus-jacents, incontestablement aurignaciens -, d'accepter cette interprétation. Quant aux restes humains de G1, ils sont aussi très fragmentaires et les aspects plus "modernes" que certains auteurs ont cru déceler chez eux ne sortent pas de la variation des Néandertaliens. Rien ne permet d'envisager une morphologie de transition entre ces derniers et les Homo sapiens sapiens. Il serait d'ailleurs tout à fait étonnant que se soit produite en Europe, après -40000 ans, une évolution des Néandertaliens vers la morphologie moderne alors que partout ailleurs, et probablement aussi en Europe, des hommes modernes étaient déjà présents. Toutes les données actuelles permettent de penser que les Néandertaliens n'ont pas eu de continuité directe avec les populations plus récentes et que leur participation à la constitution biologique de ces populations, si elle a bien eu lieu, n'a pu se faire que par l'intermédiaire d'éventuels métissages. (…)

Nous ne connaissons pas les auteurs de l'Aurignacien ancien. Les rares restes humains de cette période sont trop fragmentaires - il s'agit souvent de dents isolées - pour pouvoir être attribués sans hésitation à tel ou tel groupe fossile. Or c'est dans l'Aurignacien ancien que se trouve la clé de notre problème. Il est généralement admis que l'Aurignacien - peut-être faudrait-il dire le " complexe Aurignacien" - a été introduit en Europe par les premiers hommes modernes. Un tel mouvement de populations n'a pu se produire que d'est en ouest, et nous avons vu que des hommes modernes étaient déjà présents au Levant il y a 100000 ans et que leur morphologie affichait de nombreuses ressemblances avec les Cro-Magnon européens. Mais nous avons vu aussi que la distance entre les deux régions et le temps qui sépare les deux populations rend difficile d'établir entre elles une relation directe. Nous connaissons trop mal les cultures et les populations de la Turquie et du Sud de l'Asie centrale pour pouvoir présenter un schéma argumenté de l'origine des premiers hommes modernes européens. Les similarités entre ces derniers et les fossiles du Levant témoignent d'une probable parenté mais n'impliquent pas nécessairement une relation de filiation. Les hommes de Skhul et de Qafzeh peuvent n'être que des représentants d'une population qui se serait étendue au-delà du Proche- Orient, et un autre groupe a pu être à l'origine de ce mouvement vers l'ouest. Si l'origine orientale des premiers Européens modernes et des industries aurignaciennes est envisageable, c'est donc dans les régions qui ceinturent la partie sud-est de l'Europe que l'on doit trouver à la fois la transition entre le Paléolithique moyen et le Paléolithique supérieur et les plus anciennes industries lithiques de cette dernière période. Le seul gisement dans lequel ce processus de transition est bien établi est le site de plein air de Boker Tachtit, en Israël, fouillé entre 1975 et 1980 par T. Marks (Marks, 1983). Les datations par C14 montrent qu'il a débuté il y a 45000 ans. C'est la plus ancienne date marquant le début de cette évolution, mais la séquence stratigraphique de Boker Tachtit est courte et rien ne permet de mettre en relation cette évolution technique avec l'origine de l'Aurignacien proprement dit (Marks, 1983).
Par ailleurs, les plus anciennes dates concernant le Paléolithique supérieur de la grotte de Kebara, en Israël, se situent entre 42000 et 36000 ans (Bar- Yosef, 1991; Bar-Yosef et al., 1996). Il s'agit d'une industrie appelée "ahmarienne" dont il n'est pas établi qu'elle soit à l'origine de l'Aurignacien plus récent. Celui-ci est plus récent au Levant que dans certains gisements européens et le Proche-Orient n'apporte pas de réponse quant à l'origine de cette industrie.
Les données récentes de la radio chronologie montrent que les plus anciens Aurignaciens européens se rencontrent aussi bien à l'ouest qu'à l'est de ce continent. À Bacho-Kiro, en Bulgarie, un niveau contenant une industrie parfois rapportée à cette culture a été daté de 43000 ans (Kozlowski, 1988). En Espagne, l'Aurignacien du gisement de L'Arbreda a été daté de 37700 ± 1000 ans à 39900 ± 1000 ans (Bischoff et al., 1989), celui de l'abri Romani de 35400 ± 810 ans à 37900 ± 1000 ans (Bischoff et al., 1994) et celui du Castillo entre 37100 ± 2200 ans et 42200 ± 2100 ans (Cabrera et Bischoff, 1989). Étant donné le degré d'imprécision des mesures, il n'est pas possible d'affirmer l'antériorité d'une région sur l'autre. On peut cependant en déduire que, s'il y a bien eu un mouvement ayant conduit l'Aurignacien de l'est à l'ouest de l'Europe -la distance entre la Bulgarie et l'ouest de l'Espagne est d'environ 4000 km -, il a été rapide et l'imprécision de nos méthodes actuelles ne permet pas de le suivre. On peut avancer l'idée que les mouvements de peuplement du nord au sud de l'Australie et de l'Amérique ont eux aussi été réalisés en peu de temps. Mais la différence réside dans le fait que, dans ces deux derniers cas, les hommes ont colonisé des terres vierges, tandis qu'en Europe les hommes modernes ont débarqué sur un territoire déjà occupé par les Néandertaliens. Il faut préciser, ce qui complique singulièrement l'interprétation, que l'Aurignacien de Bacho- Kiro est considéré comme un Aurignacien "local" (Kozlowski, 1982) et que les chercheurs qui fouillent et étudient la grotte du Castillo considèrent que l'Aurignacien de ce gisement n'a pas été apporté mais résulte d'une évolution locale du Moustérien (Cabrera et Bernaldo de Quiros, 1993). Dans cette perspective, il vaudrait mieux envisager un "complexe" d'industries aurignaciennes dont l'origine serait géographiquement diversifiée et qui ne serait plus lié uniquement à l'arrivée en Europe des hommes modernes.
II est toutefois possible, en l'état actuel de nos connaissances, de proposer l'hypothèse suivante, tout en reconnaissant sa fragilité : l'arrivée des hommes modernes à l'est de l'Europe il y a 40000 ans ou un peu plus. Leur colonisation de notre continent a été rapide, du moins à l'échelle des temps préhistoriques. Au cours de ce processus d'expansion géographique, ils ont rencontré les Néandertaliens. Les deux populations ont coexisté pendant une durée variable selon les régions mais qui se chiffre en millénaires. C'est la partie méridionale de la péninsule Ibérique qui a été occupée la dernière par les populations modernes, et les Néandertaliens y ont survécu plus longtemps qu'ailleurs. On peut raisonnablement penser que, du fait de leur technologie, peut-être aussi de leur organisation sociale, ces nouvelles populations supplantèrent peu à peu les Néandertaliens. Mais ceci n'impIique pas que les hommes de morphologie moderne aient été, par leur nature, supérieurs aux Néandertaliens. (…)

Des chercheurs maintenaient la possibilité d'un métissage, et certains crurent même avoir trouvé un métis, ou plus exactement un descendant de métis, avec le squelette d'enfant proto-solutréen de Lagar Velho au Portugal (Trinkaus et al., 1999). En fait, il est pour l'heure impossible de trancher. Les arguments anatomiques et génétiques en faveur de deux espèces différentes s'appuient sur un trop petit nombre de sujets pour offrir une bonne idée de la variation individuelle à l'intérieur de la population néandertalienne. Surtout, ils ne sont fondés, pour Homo sapiens, que sur les hommes actuels et ne prennent en compte ni les populations fossiles d' Homo sapiens sapiens ni les Homo sapiens archaïques. De plus, il n'est pas inutile de rappeler que la barrière génétique n'intervient pas dans tous les cas et que certaines espèces actuelles peuvent avoir des métis fertiles. L'éclaircissement du statut taxinomique des Néandertaliens ne résoudrait donc pas définitivement la question du métissage.
B. VANDERMEERSCH. " L'origine des Hommes modernes ", in Y. Coppens et P. Picq, Aux origines de l'humanité, 2 vol., Fayard, 2001.


Erratum : D. Peyrony se trompait quand il estimait que le Gravettien dérive du Châtelperronien.


crédit photo Pour la Science 2000
Les Wêrehé (Néandertaliens) et les Doah (Hommes modernes) se sont-ils rencontrés ?
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