Longtemps l'idée prédominante était le caractère immuable et fixé du monde minéral, animal et végétal. Cette thèse est appelé fixisme.

Pourtant certains penseurs ont évoqué très tôt l'idée d'un monde qui subit des modifications. Empédocle d'Agrigente, un Grec du Ve siècle avant notre ère, attribuait des fossiles d'hippopotames découverts en Sicile à des géants disparus . Et Xanthus estimait à la même époque que les fossiles d'animaux marins retrouvés en terres émergées prouvent qu'autrefois ces territoires étaient recouverts par les mers. La même idée valut la Bastille au Huguenot Bernard Palissy (1510-1589) qui contestait les effets du Déluge. L'évêque Isidore de Séville (560-636) avait en effet suggéré que les fossiles étaient des êtres disparus lors du Déluge biblique. Cette idée devint la thèse officielle des théologiens chrétiens au XIIIe siècle.

Giulio Vanini (1585-1619) envisageait cependant qu'une espèce pouvait se transformer en une autre. Il évoquait également la parenté possible de l'homme et du singe, et fut brûlé vif pour avoir nié le dogme de la Création de l'univers par Dieu. Quelques décennies plus tard, Descartes se risqua à publier sa thèse d'une évolution de notre planète, et Stenon comprit la signification des couches sédimentaires.

Dans un livre anonyme, Benoist de Maillet (1656-1738) fait remonter l'apparition de l'Homme à 500 000 avant notre ère. Mais il faut attendre Lamarck (1744-1829) et le transformisme pour rompre avec la tradition biblique. Reprenant l'idée de Buffon d'une variabilité du type dans l'espèce, Lamarck suppose une transformation graduelle et continue des êtres vivants. Et c'est finalement en 1858 que la thèse d'une évolution des espèces par sélection naturelle est proposée en même temps par Wallace et Darwin. Darwin qui situait l'origine de l'humanité en Afrique. Ses idées mirent des décennies à s'imposer (Victor Hugo écrivait un quatrain bien ironique contre Darwin encore en 1874), mais le cadre théorique était en place à temps pour accueillir les découvertes archéologiques du XIXe siècle.

Antoine de Jussieu et Joseph Lafitau notent en 1723 la ressemblance des "pierres de foudre" trouvées dans les sédiments avec les armes des Amérindiens du XVIIIe siècle. Mais quand vers 1715, une arme en pierre taillée est découverte en Angleterre près du fossile d'un pachyderme, ce biface et ce mammouth sont interprétés comme étant une arme des Bretons en lutte avec les légions romaines dotées d'éléphants. Pourtant Michel Mercati (1522-1593), directeur du jardin botanique du Vatican, avait déjà suggéré que les "pierres de foudre" n'étaient pas d'origine naturelle mais qu'il pouvait s'agir des armes des premiers hommes. Cette idée continue à susciter un profond scepticisme en 1790 quand John Frere découvre d'autres bifaces.

En 1771, Johan Friedrich Esper découvre dans une grotte d'Allemagne les ossements d'un homme qu'il interprète comme "antédiluvien" avant de se laisser convaincre de l'ineptie de ses conclusions. "Sans doute le premier homme préhistorique dont l'histoire ait gardé la trace" estime Claude-Louis Gallien dans l'excellent ouvrage d'où sont extraites ces notes historiques. En 1823 au Pays de Galles, une sépulture gravettienne est mise au jour. Un révérend géologue datera à nouveau ces découvertes de la période romaine.

1829 est une date fondatrice pour la paléoanthropologie. Cette année-là, le médecin Philippe Charles Schmerling découvre à Engis en Belgique des fragments de crânes humains qu'il date d'avant le Déluge. On n'y prête pas plus attention qu'aux ossements semblables exhumés à Gibraltar en 1848. En 1856, l'instituteur Johann Karl Fuhlrott met au jour un squelette de même aspect dans la vallée de Neander (du nom du prédicateur Joachim Neumann, en grec Neander, en français "Nouvelhomme" ! ). Cette fois on s'intéresse un peu plus à cet homme bizarre. Certains concluent qu'il s'agit d'un barbare, d'autres d'un sujet pathologique. William King crée pour lui un nouveau nom d'espèce en 1863 : Homo neanderthalensis (avec un h, vallée de Neander s'écrivant alors Neanderthal avant la réforme de l'orthographe allemande), justifiant la nécessité d'une nouvelle espèce car "son anatomie laissait penser qu'il vivait dans les ténèbres morales". De fait, les caractères "simiens" de l'Homme de Neandertal (sans h, selon l'orthographe allemande actuelle) furent longtemps exagérés, par Marcellin Boule notamment, car l'on répugnait à voir en lui notre ancêtre. Et quand en 1868 des squelettes d'hommes anatomiquement modernes mais d'évidence très anciens furent découverts dans la grotte de Cro-Magnon en Dordogne, les savants furent soulagés : notre ancêtre n'était pas une brute bestiale. Mieux, il était européen. La découverte ultérieure d'Homo erectus Anténéandertaliens plus anciens (à Swanscombe et Fontéchevade), aux caractères néandertaliens encore peu prononcés et donc anatomiquement plus proches de nous que les Néandertaliens classiques au point d'être pris pour des pré-sapiens, renforça encore l'idée que nos ancêtres étaient européens et antérieurs à l'Homme de Neandertal. C'est la fameuse thèse du "pré-sapiens européen", illustrée par un fossile découvert à point nommé en 1911, l'Homme de Piltdown à la mandibule primitive mais à la capacité crânienne importante, qui s'avèrera finalement être une supercherie ayant longtemps permis d'écarter de notre ascendance des fossiles trop simiesques au goût de la majorité des savants.

Car la découverte que fit à Java en 1891 le médecin Eugène Dubois fut loin de convaincre le monde scientifique. Son Anthropopithecus javanensis, qu'il rebaptisera Pithecanthropus erectus, était bipède certes, mais sa capacité crânienne était bien trop faible pour qu'il soit accepté dans notre ascendance. Loin d'en faire "la forme de transition entre l'homme et les [singes] anthropoïdes" selon les mots de Dubois, les pontes du monde paléoanthropologique conclurent à un gibbon géant. Manouvrier trouva cependant des ressemblances entre le crâne javanais et celui des Néandertaliens ; Haeckel estimait que ces deux fossiles étaient des formes de transition entre l'homme et le singe ; et Daniel Cunningham proposa en 1896 la filiation Pithécanthrope => Néandertalien => Homme moderne. Gustave Schwalbe était d'abord de son avis mais après avoir lu Boule (celui qui voyait dans le Néandertalien une sombre brute), il conclut que l'Homme moderne et l'Homme de Neandertal formaient deux espèces bien séparées, issues toutes deux du Pithécanthrope. Cette dernière thèse est de nos jours majoritairement retenue comme valide, après que celle de Cunningham ne se soit imposée dans les années 1970 lors de la réhabilitation de l'Homme de Neandertal.

Mais l'Homme de Piltdown dominait encore la scène de nos ancêtres quand en 1924 le médecin et anatomiste Raymond Dart découvre près de Taung en Afrique le crâne d'un bébé dont il était certain qu'il s'agissait du chaînon manquant dont avait rêvé Dubois. Dart baptisa son bébé Australopithecus africanus, mais la communauté scientifique estima que ce Primate au crâne trop petit n'était que l'ancêtre de quelques singes. Un des rares à soutenir Dart fut le médecin et paléontologue Robert Broom qui découvrit en 1936 le premier Australopithèque adulte connu, qu'il nomma Plesianthropus transvaalensis, surtout connu par un crâne mis au jour onze ans plus tard et que le monde entier surnommera Madame Ples ou Mrs. Ples.

Petit à petit, l'accumulation de nouveaux fossiles découverts en Europe, en Chine mais surtout en Tanzanie, au Kénya et en Ethiopie (c'est la "ruée vers l'os", marquée par la famille Leakey) et les techniques de datation firent accepter les Australopithèques et autres Pithécanthropes dans notre arbre généalogique. Mais les noms d'espèces pullulaient, chaque inventeur de nouveau fossile créant une autre appellation pour son protégé. Les fossiles furent alors comparés, et regroupés.

Le Pithécanthrope de Java fut estimé assez semblable au Sinanthrope (l'Homme de Pékin, découvert à Zhoukoudian en 1921) et à l'Homo heidelbergensis (découvert à Mauer en 1907) pour qu'ils soient assemblés en 1964 en une espèce unique, Homo erectus, par Wilfrid Le Gros Clark, le paléontologue grâce à qui les Australopithèque furent acceptés parmi les Hominidés à la fin des années 1940, et qui en 1953 prouva définitivement que Piltdown est un faux.

De même, Plesianthropus, Meganthropus et Praeanthropus furent intégrés dans le genre Australopithecus, et Zinjanthropus dans le genre Paranthropus, chaque genre comprenant plusieurs espèces, la plus connue étant Australopithecus afarensis, celle de la célèbre Lucy (le squelette AL 288-1, découvert en 1974 par Yves Coppens et ses collègues, et nommé Dinkinesh dans son Ethiopie natale).

A partir de 1959, des ossements d'Hominidés à la capacité crânienne de 510 à 675 cm3 furent découverts sur le site d'Olduvai en Tanzanie. Louis Leakey crée pour eux une nouvelle espèce en 1964, Homo habilis. Mais ces fossiles furent d'abord considérés comme des Australopithèques, notamment parce qu'ils n'avaient pas encore franchi le "Rubicon cérébral" de 900 cm3 imposé en 1955 par Le Gros Clark dans sa définition du genre Homo (Keith fixait même en 1940 la limite à 750 cm3). Ce n'est qu'en 1968 que l'existence de l'espèce Homo habilis fut acceptée par la communauté scientifique, après la découverte de Twiggy. Ce crâne ressemblait pourtant à celui d'Australopithecus africanus. Le débat ne fut relancé qu'en 1999 par Wood et Collard qui attribuent les habilis au genre Australopithecus sous prétexte qu'ils ressemblent plus aux Australopithèques qu'à l'Homme moderne.

Dans le même temps, le concept d'évolution linéaire persiste, suivant cette fois le schéma : Australopithèque (africanus ou afarensis) => Homo habilis => Homo erectus => Homo sapiens. La place de l'Homme de Neandertal n'est pas très connue : certains l'intercalaient entre erectus et sapiens, mais il est aujourd'hui considéré comme notre cousin et non comme notre ancêtre.

Tous les auteurs ne s'accordent cependant pas pour intégrer ou non l'Homme de Neandertal dans la même espèce que la nôtre. Certains estiment que les Néandertaliens et les Hommes modernes forment deux sous-espèces et parlent d'Homo sapiens neandertalensis (sans h, cette dénomination en trois mots ayant été créée après la réforme de l'orthographe allemande...) et d'Homo sapiens sapiens. D'autres les classent résolument dans deux espèces différentes, Homo neanderthalensis et Homo sapiens, excluant toute hybridation entre ces deux populations. Cette controverse a des prolongements en divers domaines : l'Homme de Neandertal a-t-il pu accéder seul au stade culturel du Paléolithique supérieur, ou a-t-il bénéficié de l'influence de l'Homme moderne ? S'est-il contenté de teindre certains supports, ou a-t-il lui aussi créé une forme d'art ? S'est-il hybridé avec certains Hommes modernes comme semblent le suggérer certains fossiles ? Les préhistoriens, les paléoanthropologues et les généticiens, qui étudient respectivement les productions culturelles, les fossiles humains et l'ADN extrait des ossements, n'ont pas encore fourni de conclusions définitives à ces questions. Nous savons cependant que pendant au moins dix mille ans, l'Homme moderne a coexisté avec un autre type d'humain, et peut-être l'a-t-il rencontré. Débarrassé de l'image de brute qu'on lui prêtait au siècle dernier, l'Homme de Neandertal est pourtant un homme différent de nous. La page d'accueil de ce site comporte un tableau de Zdeuck Burian (1950) évoquant la vie d'un clan néandertalien.

Après avoir réuni les fossiles en un nombre réduit d'espèces, les scientifiques sont conduits par les découvertes des vingt cinq dernières années à créer de nouvelles espèces d'Australopithèques et d'Homo, et même de nouveaux genres depuis une dizaine d'année. Le plus nouvellement connu est aussi le plus ancien : découvert en 2001 au Tchad par Michel Brunet, le crâne TM 266-01-060-1 surnommé "Toumaï " est difficile à classer : la base du crâne, la mâchoire et la canine sont celles d'un Hominidé style Australopithèque évolué ; sa face ressemble même plus à celle des premiers Homo qu'à celle d'un Australopithèque. Mais l'arrière du crâne évoque plutôt un "paléogorille". Sahelanthropus tchadensis pourrait se situer à l'origine de la lignée de l'Homme moderne (ou au moins à proximité de cette origine).

Toumaï est donc pour l'instant difficile à classer, et seuls les genres suivants sont regroupés dans l'ensemble des Australopithèques : Orrorin, Kenyanthropus, Ardipithecus, Australopithecus et Paranthropus. Nous pouvons les situer chronologiquement et taxinomiquement.

Les Paranthropes constituent, comme Homo, un genre issu des Australopithecus. Mais tandis que le genre humain a évolué en augmentant son volume cérébral et en adoptant un régime alimentaire omnivore plutôt carnivore, les Paranthropes se sont adaptés en adoptant une morphologie plus robuste et un régime omnivore plutôt végétarien. Il existe, selon les classifications, de trois à cinq espèces différentes de Paranthropes. Toutes se sont éteintes sans descendance. Paranthropus boisei fut contemporain des premiers Homo.

Mais d'où est issu le genre humain ? Dans les années 1980, les idées paraissaient claires : seules deux espèces d'Australopithecus étaient connues : Australopithecus africanus (l'enfant de Taung, Mrs. Ples) et Australopithecus afarensis (espèce créée en 1978 pour regrouper des fossiles de Hadar, comme Lucy, avec des fossiles de Laetoli comme LH 4 et le maxillaire Garusi I du Praeanthropus africanus). Chacune de ces deux espèces constituait l'origine possible du genre Homo. C'était l'époque où Lucy (3,18 millions d'années) était notre mère.

En 1994, Australopithecus ramidus (rebaptisé depuis Ardipithecus ramidus par son découvreur Tim White) détrône Lucy grâce à ses 4,5 millions d'années. Certains auteurs en font plutôt un ancêtre des Paninés en raison de l'émail très mince de ses dents, typique des frugivores simiesques, mais d'autres le maintiennent parmi les pères potentiels du genre humain depuis la découverte d'une variété plus ancienne, Ardipithecus ramidus kadabba (5,2 à 5,8 millions d'années). Kadabba possède un atout incisif : une canine dont la bordure de la couronne est haut perchée, une caractéristique de tous les homininés dont les singes sont, eux, dépourvus. Kadabba serait donc apparu après la séparation entre la lignée des grands singes et celles de l'homme ... et du côté humain.

Australopithecus anamensis et Australopithecus bahrelghazali sont découverts en 1995 et de suite candidats au titre d'ancêtre de l'humanité. Le premier, arboricole et bipède, réunit de nouveaux fossiles trouvés à Kanapoi (la mandibule KNM-KP 29 281), Allia Bay et Sibilot et des pièces attribuées jusque là à Australopithecus afarensis (le maxillaire Garusi I) et à Australopithecus cf. africanus (le fragment d'humérus KNM-KP 271). Yves Coppens avait suggéré dès 1976 que les Australopithecus afarensis de Hadar formaient deux groupes différents. Il proposera en 1981 les termes de Pré-Australopithecus et de Pré-Homo pour désigner les Australopithecus afarensis ressemblant respectivement à Lucy et à LH 4, en incluant dans le second groupe des fossiles qui seront nommés Australopithecus anamensis par Meave Leakey et Alan Walker. Brigitte Senut préfère appeler Praeanthropus africanus cette vision extensive des Australopithecus anamensis, plus pour insister sur leur place de Pré-Homo qu'en référence à Garusi I. Mais la plupart des auteurs utilisent le terme d'Australopithecus anamensis.

Australopithecus bahrelghazali, surnommé Abel par son découvreur Michel Brunet, est le premier Australopithèque mis au jour à l'ouest de la Rift Valley. Découvert au Tchad comme plus tard Toumaï, il nuance la thèse East Side Story d'Yves Coppens. Ramidus, Australopithecus anamensis et Abel ont tous trois vécu dans un environnement boisé. Tous trois étaient plus ou moins bipèdes. Ce qui met à mal l'idée que la bipédie serait apparue dans la savane.

En 1999, Australopithecus garhi est découvert non loin d'outils de pierre. Vite promu ancêtre probable d'Homo, il est considéré parfois comme un Paranthrope.

En 2000, Martin Pickford et Brigitte Senut mettent au jour Orrorin tugenensis, alias Millenium ancestor. Bipède et arboricole, la face aplatie, de plus le plus vieux des Australopithèques avec six millions d'années, mais surtout une troisième molaire plus humaine que celle de Lucy, ce qui lui permet de revendiquer une place dans la lignée conduisant à l'Homme. Son âge confirme les hypothèses des généticiens sur l'ancienneté de la séparation des hommes et des singes, et aussi la théorie de l'East Side Story. Il permet également de noter que la bipédie remonte loin dans le temps.

Enfin en 2001 sont découverts Kenyanthropus platyops et Sahelanthropus tchadensis. Mis au jour par Meave Leakey, Kenyanthropus (3,5 millions d'années) serait un ancêtre crédible du crâne KNMER 1470 attribué à Homo rudolfensis à la face plate ("platyops"), et donc un ancêtre de tous les hommes selon le dogme monophylétique : un genre ne peut pas avoir deux ancêtres d'espèces différentes. Mais faire de KNMER 1470 un Kényanthrope ravive des désaccords anciens sur sa place dans notre arbre généalogique : Homo habilis, Homo rudolfensis, Australopithecus ?

Homo rudolfensis est une espèce créée en 1978 par Alexeev à partir du spécimen KNMER 1470. Plus robuste qu'Homo habilis, son statut est incertain : reconnu comme une espèce à part entière par la majorité des auteurs, il est considéré par certains comme une sous-espèce d'Homo habilis. En 1999 Wood et Collard proposent une troisième hypothèse à partir de leurs analyses cladistiques : les habilinés (habilis et rudolfensis) seraient en fait des Australopithecus.

Les habilinés sont de petite taille (1,30 m). Ils apparaissent vers 2,4 millions d'années : les plus vieux ossements sont la mandibule UR 501 (Malawi) et peut-être l'os temporal KNM BC1(Kenya). La majorité des scientifiques estime que leur aire géographique se limite à l'Est et au Sud de l'Afrique. Mais Yves Coppens est persuadé qu'Homo habilis était assez intelligent et mobile pour que l'on trouve un jour ses restes hors d'Afrique. Il est vrai qu'Homo habilis est la plus ancienne espèce à présenter un développement important des aires cérébrales du langage. Bernard Wood se demandait en 1992 si certains fossiles d'Israël et d'Indonésie n'appartiendraient pas à notre bonhomme. La découverte d'un crâne d'une capacité de 600 cm3 à Dmanisi (Géorgie) en 2002 conforte l'hypothèse de Coppens : le plus vieil Européen (plus de 1,75 million d'année) a en effet une capacité crânienne plus proche de celle d'Homo habilis que de celle d'Homo ergaster à qui on attribuait les deux autres crânes découverts à Dmanisi en 1999. Si l'on suit l'hypothèse de Wood et Collard, nous devrions conclure à la présence en Europe d'un Homininé très proche des Australopithèques, ce qui représenterait une révolution. Mais sa mobilité importante, d'Afrique vers l'Europe, suggère que habilis est bien un humain et non un Australopithèque.

En octobre 2002, Marie-Antoinette de Lumley et ses trois collègues géorgiens publient leurs conclusions concernant la mandibule D 2600 découverte à Dmanissi en septembre 2000 : elle n'est comparable à aucune espèce connue, aussi décident-ils de créer pour les fossiles géorgiens une nouvelle espèce, Homo georgicus. D 2600 était de sexe masculin, avait 40 ans et mesurait 1,50 m. Une autre mandibule (D 211) était déjà connue à Dmanissi. Elle appartient à une femme et est beaucoup plus gracile, ce qui indique qu'Homo georgicus comportait un important dimorphisme sexuel. Les roches entourant D 2600 ont été datées de 1,81 million d'année. D 2600 ressemble fortement à Homo habilis et à Homo rudolfensis et annonce déjà Homo ergaster. La définition de cette nouvelle espèce semble accréditer la thèse des équilibres ponctués plutôt que celle d'une évolution linéaire. Par ailleurs, elle implique de redéfinir le genre Homo car avec sa petite tête et sa grosse mâchoire, Homo georgicus s'éloigne de la définition qu'Howell faisait de l'Homo en 1978.

Le terme d'Homo ergaster est proposé en 1975 pour isoler certains fossiles initialement interprétés comme des représentants anciens d'Homo erectus. L'encéphale d'Homo ergaster côtoie les 900 cm3, son os frontal est arrondi mais toutefois assez fuyant, et sa taille dépasse 1,70 m . Avant 1985, l'hypothèse qui prévalait était celle d'une évolution graduelle menant des petits Australopithèques et des premiers Homo habilis vers l'Homme moderne. Mais la découverte cette année-là de "Turkana Boy", l'adolescent de Nariokotome au nom de code KNM WT 15000, montre que l'apparition d'Homo ergaster n'est pas le produit d'une évolution graduelle mais représente un saut évolutif considérable. Tim White estime cependant qu'Homo ergaster n'est qu'une variante d'Homo erectus. Il avance ainsi que le crâne BOU-VP-2/66 "Daka" découvert en 1997 à Bouri en Ethiopie ressemble fortement à celui des Homo erectus d'Asie.

Le terme d'Homo erectus avait depuis Le Gros Clark rassemblé les Homo erectus d'Asie (Sinanthropes et Pithécanthropes), des populations européennes pré-néandertaliennes (l'Homo heidelbergensis de Mauer, l'Homme de Tautavel - les villes de Tautavel et de Mauer sont d'ailleurs jumelées - , "Roger" le tibia de Boxgrove, etc) et des fossiles africains. Ce regroupement se justifie car de 800 000 à 400 000 BP tous ces humains manifestent par leur morphologie et leurs industries qu'ils appartiennent à un même stade évolutif. Ils sont très comparables, ce qui est remarquable compte tenu de leur dispersion. Mais ils ne sont pas identiques. Nous avons vu que certaines pièces africaines, proche-orientales et d'Europe du Sud ont été séparées sous le nom d'Homo ergaster. Une nouvelle tendance nomme Homo heidelbergensis un ensemble proche de l'Homme de Kabwe (anciennement Broken Hill, en Zambie) âgé de 400 000 ans et découvert en 1921. La forme de sa boîte crânienne, d'une capacité de 1280 cm3, est très différente de celle des Homo erectus asiatiques. Ce groupe comprend notamment les fossiles de Bodo (Ethiopie, 600 000 ans), Saldanha (Afrique du Sud), N'dutu (Tanzanie) et Salé (Maroc), et serait à l'origine des espèces Homo sapiens et Homo neanderthalensis. D'autres spécialistes estiment qu'il s'agit des représentants africains les plus archaïques d'Homo sapiens, et qu'ils forment une même espèce avec leurs descendants Homo sapiens sapiens et Homo sapiens neandertalensis. Le terme Homo heidelbergensis prête cependant à confusion, car il a été créé au départ pour la mandibule de Mauer. Or ce fossile est déjà engagé dans la voie évolutive des Néandertaliens (Yves Coppens n'hésite d'ailleurs pas à englober les erectus-heidelbergensis anténéandertaliens dans la dénomination de Néandertaliens). C'est pourquoi certains auteurs réservent le nom d'Homo heidelbergensis à ces Anténéandertaliens européens, et attribuent le nom d'Homo rhodesiensis (créé en 1921 pour désigner l'Homme de Broken Hill) à ces ancêtres africains d'Homo sapiens.

Pour certains spécialistes comme Ian Tattersall, Homo erectus ne désigne donc plus actuellement que des populations asiatiques (de Trinil, Sangiran, Zhoukoudian) et quelques fossiles africains (OH 28) ne répondant pas aux définitions d'ergaster et d'heidelbergensis (et rhodesiensis).
En se basant sur la cladistique, Andrews restreint même l'espèce Homo erectus aux spécimens asiatiques (pour lesquels elle avait été créée !) car eux seuls présenteraient des caractères nouveaux spécifiques (autapomorphies).

Suivant Groves et Rightmire, de nombreux auteurs divisent ainsi le genre Homo en sept espèces : rudolfensis, habilis, ergaster, erectus, heidelbergensis, neanderthalensis et sapiens. Certains spécialistes, comme les tenants du multirégionalisme, regroupent sapiens et neanderthalensis dans la même espèce sapiens, et y incluent heidelbergensis qu'ils nomment "Homo sapiens archaïque".

D'autres termes ont été créés. Outre Homo rhodesiensis et Homo georgicus, citons Homo antecessor, inventé pour désigner six individus découverts en 1994 dans la grotte de Gran Dolina située dans la Sierra de Atapuerca en Espagne et datés de 780 000 ans. Leur prémolaire a deux racines ce qui justifie leur classement dans une espèce différente : mais sont-ils les ancêtres des Anténéandertaliens, ou s'agit-il de deux vagues de peuplement distinctes ? Leurs découvreurs estiment qu'Homo antecessor est l'ancêtre des Néandertaliens et des Hommes modernes.

Depuis la glaciation de Günz, l'Europe cernée par les glaces est écologiquement une île dans laquelle les Anténéandertaliens se trouvèrent pratiquement tout le temps coupés du reste de l'humanité. Sans apport génétique extérieur, ils évoluent selon une "dérive génétique" vers le type néandertalien. De même, à l'autre extrémité du continent eurasiatique, des Homo erectus d'Asie arrivés à pied sec à Java évoluèrent de façon semblable quand Java devint insulaire. Produit de cette dérive génétique, Homo soloensis (ou Javanthrope) semble contemporain de l'Homme de Neandertal. De plus, il s'en rapproche anatomiquement.

De façon plus anecdotique, Ferguson classe KNM ER 1813 dans une nouvelle espèce Homo microcranous. Enfin Zeitoun crée Homo kenyaensis pour KNM ER 3733 et Homo okotensis pour KNM ER 3883 sur des considérations cladistiques.

Contrairement à Groves et Rightmire, d'autres auteurs comme Wolpoff, Thorne, Jelinek et Zhang classent la plupart des Homo en une seule espèce Homo sapiens. Coppens considère que notre lignée appartient à la même espèce depuis l'apparition des habilinés. Rappelons qu'il est délicat de déterminer les limites d'une espèce sur les seules critères morphologiques, alors que la définition de l'espèce est d'ordre biologique.

Les limites de l'espèce Homo sapiens ne sont donc pas consensuelles. Afin d'éviter les malentendus, il est de plus en plus habituel de nommer les individus dont l'anatomie est identique à la nôtre "Hommes modernes" ou "Hommes anatomiquement modernes".

Mais même l'apparition de ces Hommes modernes est source de polémique. Les plus anciens Hommes modernes connus sont africains. J'aime souvent présenter l'individu Omo 1 comme leur archétype, en raison de son nom. Ils ont entre 100 000 et 200 000 ans. Aucun autre continent ne comporte d'aussi vieux fossiles d'Hommes modernes. C'est un argument puissant proposé par Günter Bräuer en 1976 en faveur de la théorie monocentriste, encore appelée "Out of Africa" ou "Arche de Noé". Développée en particulier par William Howells, Christopher Stringer et Peter Andrews, elle propose que le berceau de l'Homme moderne est unique et africain. Elle représente l'émergence de l'Homme moderne sous la forme d'un totem : des différentes branches d'Homo erectus (au sens large) séparées géographiquement, seule la branche africaine va donner les différentes populations d'Hommes modernes qui vont coloniser à leur tour le monde. Le corollaire de la théorie de l'Arche de Noé est la théorie du remplacement : les Hommes modernes d'origine africaine vont partout remplacer les Homo erectus, sans qu'il y ait hybridation. A partir de 1987, la thèse monocentriste est renforcée par les études d'Allan Wilson et Rebecca Cann sur l'ADN mitochondrial : les tenants de ces théories génétiques font remonter l' "Eve mitochondriale" à 140 000 ans et la situent en Afrique. Mais ces recherches ont deux points faibles : elles dépendent du choix des individus contemporains dont on a comparé l'ADN, et elles reposent sur l'hypothèse que la fréquence des mutations est stable dans le temps. Or il n'est pas certain que cette "horloge moléculaire" soit fiable.

Thomas Parson et Neil Howell concluent d'ailleurs en 1996 et 1997 que la fréquence des mutations de l'ADN mitochondrial est plus irrégulière et que l'ancêtre commun des Hommes modernes a très bien pu apparaître il y a 850 000 ans. Cette proposition va dans le sens de l'autre grande théorie, le pluricentrisme. Développée par Milford Wolpoff, Alan Thorne et Wu Xinzhi, elle reprend la théorie multirégionaliste de Franz Weidenreich (1947). Yves Coppens aime la nommer "Out of Nowhere". Au contraire du totem de la théorie de l'Arche de Noé, la thèse multirégionaliste est en général présentée sous la forme d'un candélabre : l' "arbre généalogique" des humains ne dessine une divergence principale qu'à une seule reprise, quand les Homo erectus quittent l'Afrique pour coloniser l'Eurasie. Ensuite, les diverses populations d'Homo erectus lato sensu évoluent vers le type "Homme moderne" indépendamment et en parallèle dans plusieurs endroits de l'Ancien Monde. Les Hommes modernes apparaissent ici en plusieurs endroits, et leurs racines communes sont plus éloignées dans le temps (500 000 à 700 000 ans) que dans la théorie "Out of Africa". Le principal argument de la théorie pluricentriste est d'ordre paléontologique : à plusieurs reprises, il a pu être constaté une continuité morphologique spécifique à une région géographique ("continuité régionale"). Par exemple, les Chinois actuels présentent une morphologie particulière de leurs incisives supérieures dite "en pelle" que l'on ne retrouve pratiquement que chez les Sinanthropes. On note une continuité similaire depuis les Pithécanthropes de Java jusqu'aux Aborigènes australiens en passant par les hommes du Paléolithique supérieur de Nouvelle-Guinée et d'Australie. L'évolution locale des Néandertaliens est un autre argument en faveur de la thèse multirégionaliste. Une des critiques à opposer au multirégionalisme est qu'il paraît quasiment impossible qu'une même espèce apparaisse plusieurs fois indépendamment. Il a également été reproché à ce modèle, surtout dans la version qu'en proposait Coon, d'être raciste. Coon proposait en effet que le passage de l'Homo erectus vers l'Homme moderne ne s'effectuait pas simultanément dans les différentes branches du candélabre, les Africains étant les derniers à passer au niveau sapiens (ce que contrediront de façon incontestable les conclusions paléontologiques de Bräuer : les plus vieux sapiens sont en fait africains). Il s'avère que de nombreux tenants du modèle du candélabre avaient oublié le schéma réticulé de Weidenreich. Car s'il proposait l'existence de lignées humaines multiples se développant en parallèle, il mettait également l'accent sur un flux de gènes entre ces lignées. Ces accouplements entre populations distinctes permettent le maintien d'une homogénéité génétique. Le modèle multirégionaliste réticulé de Weidenreich a été dénaturé par la schématisation qu'en proposait le monocentriste Howells sous la forme du candélabre que tous retiendront pour résumer le modèle pluricentriste. Wolpoff rétablira le modèle de Weidenreich.

Une thèse synthétique a été proposée par Erik Trinkaus, Fred Smith et Günter Bräuer. Ils ont constitué un modèle dit de l'évolution réticulée, proche du multirégionalisme de Weidenreich mais avec un métissage permanent qui assure le maintien d'une grande homogénéité génétique des populations dispersées sur un vaste territoire. De nombreuses études génétiques semblent actuellement corroborer ce modèle intermédiaire. Hammer suggère qu'il y eut plusieurs sorties d'Afrique, avec même des retours en Afrique et une participation non négligeable de l'Asie dans le patrimoine génétique de l'Homme moderne. De même, Alan Templeton a publié en 2002 les résultats d'une analyse statistique de onze études génétiques (fondées sur de l'ADN provenant soit des mitochondries, soit des chromosomes sexuels X ou Y, soit d'autres chromosomes). Il conclut que nos aïeux africains auraient (après la première sortie d'Afrique d'il y a à peu près 2 millions d'années) connu deux épisodes migratoires majeurs, l'un il y a environ 600 000 ans, l'autre il y a 100 000 ans. Mais selon lui ces derniers arrivants sur le sol eurasiatique n'ont pas brutalement remplacé les populations plus anciennes qui y vivaient alors mais se sont métissés avec elles. Templeton s'appuie sur le fait que "si remplacement il y avait eu, les signatures génétiques correspondant à la plus ancienne des expansions auraient disparu". Il souligne que "les populations d'Afrique et d'Eurasie n'ont pas été génétiquement isolées, mais ont échangé leurs gènes depuis au moins 600 000 ans."

Chaque découverte d'un nouveau fossile, chaque nouvelle étude génétique modifie d'année en année nos connaissances sur l'évolution de l'homme. Après avoir été considérés comme des individus anormaux, nos ancêtres ne durent une reconnaissance qu'au statut de "race d'avant le Déluge". Au XIXe siécle, la théorie de l'évolution commence à s'imposer, en même temps que débute la quête d'un "chaînon manquant" entre les singes et l'homme. Ce dernier fut longtemps considéré comme le produit final d'une évolution linéaire allant du singe à l'homme moderne en passant par les Australopithèques, Homo habilis et Homo erectus. Aujourd'hui, notre arbre généalogique est plutôt envisagé comme un buisson avec de nombreux rameaux ne menant nulle part, l'Homme moderne étant un miraculé de cette évolution buissonnante. Les méthodes actuelles de fouille et d'exploitation des résultats n'empêchent pas - heureusement - de nombreux débats concernant les limites des différentes espèces et la nature-même de l'évolution humaine : la théorie de l'Arche de Noé a ainsi un temps remplacé celle du Déluge. Mais les recherches se poursuivent, et de nouveaux ancêtres, de nouveaux arbres généalogiques sont attendus.

 

Du Déluge à l'Arche de Noé :
comment l'Homme se crée un genre
L'enfant de Taung : 400 cm3 de capacité crânienne, et des molaires définitives prêtes à percer sous les dents de lait.
Kenyanthropus platyops KNM WT 40000 Lomekwi.

Homo rudolfensis KNM ER 1470 Koobi Fora

Homo habilis KNM ER 1813 Koobi Fora
Homo ergaster KNM ER 3733 Koobi Fora

Homo heidelbergensis Arago 21
Tautavel

BC : Baringo Chemeron

BOU-VP : Bouri Vertebrate Paleontology locality

D : Dmanissi

ER : East Rudolf (à l'Est du Lac Rodolphe)

KP : Kanapoi

KNM : Kenya National Museum

OH : Olduvai Hominid

TM : Toros-Menalla

WT : West Turkana (Lac Turkana est le nom actuel du Lac Rodolphe)

lexique de la langue afar :

ardi : le sol

garhi : surprise

kadabba : ancêtre familial de base

ramid : racine

en langue goran :

toumaï : espoir de vie (nom donné aux enfants avant la saison sèche)

en langue turkana :

anam : lac

en langue grecque :

anthrôpos : homme

pithêkos : singe

jeune femme de 15 ou 16 ans découverte en 1999
Homo georgicus
D 2282
Dmanissi

en langue tugen :

orrorin : homme originel

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Toumaï
Le jeu de mot sur (H)Omo est dû à Yves Coppens qui s'étonnait que les premiers Homo apparurent à Omo. C'est encore à Omo que l'on retrouve l'un des plus anciens Homo sapiens nommé Omo 1.
Homo erectus lato sensu (c'est-à-dire au sens large) englobe erectus, ergaster, heidelbergensis, antecessor, rhodesiensis, georgicus et cepranensis.
Dans sa version extrême, le modèle africain avec remplacement dit "Out of Africa" est associé à l'idée d'un goulot d'étranglement dans la population : deux ou quelques individus seulement seraient les ancêtres de tous les Hommes modernes. Le terme d'Arche de Noé rend bien compte de ce concept.
Sahelanthropus tchadensis
TM 266-01-060-1
Toros-Menalla
écouter un extrait de la chanson
"L'homme fossile"
de Serge Reggiani
(texte)
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Dès 1940, Weidenreich proposait de regrouper Sinanthrope et Pithécanthrope. Mayr fit admettre ce regroupement en 1950, et la nouvelle espèce fut intégrée au genre Homo. Le terme d'Homo erectus se généralisa à partir de ce moment.
Homo cepranensis a été créé récemment pour désigner l'Homo heidelbergensis de Ceprano. Agé de 0,8 Ma, cet erectiné ne présente pas de caractère néandertalien, contrairement aux autres Homo heidelbergensis européens. Il ressemblerait davantage aux Homo sapiens archaïques de Bodo et Kabwe.