LE
PROJET "STAGE THREE"
Un groupe international d'une trentaine de scientifiques de disciplines différentes,
archéologues, anthropologues, géologues, climatologues, dirigé
par Tjeerd van Andel (Université de Cambridge) et comprenant notamment
Chris Stringer et les Français Jean-Pierre Bocquet (CNRS) et Pierre-Yves
Demars (Université de Bordeaux 1) ont
monté en 1996 le Projet Stage
3 , ainsi nommé d'après le nom de la période préhistorique
étudiée, le stade isotopique 3,
en anglais Oxygen Isotope Stage 3 (OIS-3). Le but du projet est d'étudier
les modifications climatiques et environnementales
de l'Europe durant le stade isotopique 3, qui s'étend de 60 000
à 32 000 ans BP (BP = before present, c'est-à-dire avant
1950), ainsi que les conséquences de ces modifications sur la faune,
la flore et les êtres humains. Le but ultime du Projet Stage Three est
de replacer les mouvements des populations humaines dans les paysages et climats
de l'Europe du stade isotopique 3 afin de déterminer les réponses
humaines à ces modifications environnementales. La carotte glaciaire
du forage GISP2 ramenée du Groenland et datée sur plus de 50 000
ans a servi de référence calendaire pour les dates de l'étude.
Ce type de forage montre que le climat européen a connu plusieurs variations
(surtout entre 70 000 et 20 000 ans BP) durant toute la période
que l'on croyait uniformément glaciaire. Les périodes froides
alternaient en effet avec des phases interglaciaires plus chaudes (les "oscillations"),
et la température moyenne pouvait monter ou chuter de plusieurs degrés
en une décennie lors des inversions de tendance.
Deux séries de données furent utilisées pour le Projet
: une première série de données concerne la distribution
des Mammifères par zones et par périodes.
La seconde série, archéologique, compile 380 grottes, abris
et sites à ciel ouvert soit tous les sites découverts en Europe
jusque fin 2000 et datés de 60000 à 20000 ans BP (en années
carbone 14 calendaires).
Plus de 80 % de ces dates ont été obtenues par analyse du carbone
14 et exprimées en âge conventionnel carbone
14 ("âge brut") mais les dates
de la carotte glaciaire du Groenland sont exprimées en âge calendaire
("âge vrai"). Les dates carbone
14 ont donc été converties en dates
calendaires grâce à l'outil de conversion CalPal (Jöris
& Weninger 1998, 2000) qui est l'objet de critiques de la part de
certains spécialistes de la datation. La courbe de calibration officielle
est INTCAL04 qui ne remonte pourtant que jusqu'à 26 000 ans calendaires
BP alors que CalPal atteint 50 000 BP. La courbe CalPal calibre les dates
carbone 14 grâce à l'apport des datations uranium-thorium, de
l'analyse des
varves (couches annuelles) du lac Suigetsu (Japon) et
de l'étude des foraminofères (des organismes marins) corrélée
aux données du forage GISP2.
Etudiant les comportements du permafrost, les fossiles animaux et les pollens, les chercheurs du Projet ont combiné des données sur la végétation des paléo-environnements (et donc sur les températures et les paysages) avec celles des sites archéologiques, et noté comment ces variables changeaient dans le temps. Ils ont ainsi suivi les mouvements des Néandertaliens et des Hommes modernes.
Ce groupe a publié ses résultats sous la forme d'une série de cartes présentant les climats des différentes époques, ainsi que la faune et la flore respectives et les migrations saisonnières des Néandertaliens et des Hommes modernes. Dans leur ouvrage, les auteurs concluent que l'Homme de Neandertal a disparu car il n'a pas su adapter sa façon de s'approvisionner en nourriture lors d'un refroidissement du climat. Si c'est bien son incapacité à s'adapter au changement climatique qui a conduit Neandertal à sa perte, ce n'est pas directement en raison du froid, puisque comme l'Homme moderne, il possédait des vêtements tels que des manteaux de fourrure.
LE GEL DES CIVILISATIONS
Le climat de la dernière période glaciaire n'a pas été
uniformément glacial comme on le pensait. Même au Maximum glaciaire,
il y a 18 000 à 22 000 ans, l'Europe continentale comportait
de grandes prairies pouvant nourrir d'importants troupeaux de rennes et de
bisons.
Un
climat relativement tempéré prévalait d'abord, avec des
températures moyennes à peine 5° plus basses qu'aujourd'hui
(ce qui est loin de créer un vrai climat "glaciaire"), jusqu'à
ce que les conditions environnementales commencent à se modifier
il y a à peu près 40 000 ans et se refroidissent franchement
il y a à peu près 30 000 ans. La calotte glaciaire
va peu à peu s'étendre plus au sud, et les populations humaines,
les Néandertaliens comme les Hommes modernes, migrent vers le sud.
Dix mille ans plus tard (il y a 20 000 ans), ce sera même la moitié
de l'Europe qui sera sous les glaces.
Mais selon les auteurs du Projet Stage 3, ce ne fut pas le climat qui fut
directement fatal aux Néandertaliens, mais leur dépendance vis-à-vis
de grands herbivores sédentaires tels que le mammouth (Mammuthus
primigenius), le bison (Bison bonasus) et le cerf élaphe
(Cervus elaphus).
L'Europe est alors habitée par les Aurignaciens,
Hommes modernes arrivés en Europe il y a 45 000 ans, ainsi que
par les Néandertaliens qui il y a 130
000 ans occupaient déjà par petits groupes des sites s'étendant
de l'Espagne à l'ouest de la Russie. Ces deux populations partagent
plusieurs traits culturels communs : maîtrise du feu, débitage
de la pierre pour la facture d'outils, régime omnivore, vêtements
de cuir et de fourrure, solidarité avec leurs compagnons blessés,
et occasionnellement inhumation des morts.
Le climat européen était donc alors relativement doux. Forêts
et prairies dominaient le paysage. Le gros gibier était abondant et
se rassemblait en énormes troupeaux . "Les deux tribus -Néandertaliens
et Aurignaciens- étaient bien adaptées à cet environnement,
et n'avaient pas besoin de grands déplacements pour survivre"
affirme van Andel.
Puis quand le climat se refroidit, la végétation à
la base de l'alimentation des grands herbivores sédentaires disparut
: les modifications climatiques remplacèrent la forêt d'Europe
par un paysage de steppe semi-désertique, et mammouth, cerf, bison
gagnèrent le sud en étant remplacés par des animaux de
steppes qu'ils fallaient poursuivre au gré de leurs migrations.
Les
Néandertaliens n'ont alors pas su adapter leurs méthodes de
chasse au nouveau gibier.
Prélever un animal sur un troupeau fut toujours délicat. Les
squelettes néandertaliens et leurs fractures révèlent
assez la dureté de leur existence. Mais le nouvel environnement rend
la chasse encore plus dangereuse, et son rendement moins important. Au lieu
de capturer des animaux groupés en troupeaux en forêts ou en
prairies, il s'agit maintenant d'attraper des animaux isolés dans la
steppe. Pour
l'équipe de van Andel, l'Homme de Neandertal savait se camoufler dans
la forêt pour attaquer les grands herbivores de près mais il
se montrera moins bon chasseur en milieu ouvert face à un gibier plus
dispersé. La raréfaction de la nourriture va altérer
l'état de santé de la population néandertalienne et entraîner
une chute de la fécondité.
Contrairement
aux idées répandues jusqu'à maintenant, van Andel conclut
qu'on ne peut pas considérer que Neandertal soit une espèce
adaptée au froid ; on pensait en effet que son anatomie courtaude
et massive faisait de l'Homme de Neandertal un individu physiologiquement
fait pour vivre dans un climat glaciaire à l'instar des Inuits. Il
estime au contraire que les Néandertaliens ont à peu près
la même résistance au froid et aiment autant la chaleur que les
Hommes modernes dont ils diffèrent peu.
Les Néandertaliens et les Hommes modernes reculèrent donc
vers le sud. Les témoignages archéologiques suggèrent
que les deux populations humaines ont coexisté durant plusieurs millénaires
dans le sud de l'Europe, tout en étant en concurrence pour des ressources
toujours moindres, au point qu'il s'en fut de peu pour que disparaissent aussi
bien les Néandertaliens que les Hommes modernes d'Europe. Seule l'arrivée
d'une population technologiquement plus avancée, les Gravettiens,
permit à l'Homme moderne de survivre au changement climatique européen.
La
grande surprise du Projet Stage Three, c'est en effet d'avoir découvert
que les Aurignaciens, Hommes modernes contemporains des derniers Néandertaliens,
ont subi le même sort qu'eux et ont disparu avec eux. Eux non plus
n'ont pu faire face au froid glacial. Les deux groupes ont coexisté
en Europe de 45 000 à 28 000 BP et partageaient le même
environnement et la même nourriture. Les deux groupes ont dû affronter
les nouvelles conditions écologiques causées par le refroidissement
notable. Pour van Andel, l'échec de ces deux populations est plus lié
à leurs capacités culturelles qu'à leurs caractéristiques
biologiques. Il estime en effet que les Hommes de Neandertal devaient être
"aussi malins que n'importe qui". Paul Pettitt (University
of Sheffield, UK) estime fascinant le fait que le climat ait affecté
les Aurignaciens autant que les Néandertaliens.
Le recul des Aurignaciens a débuté un peu plus tard que celui
des Néandertaliens qui ont abandonné les sites septentrionaux
il y a environ 37 000 ans pour se diriger vers le sud et l'ouest jusqu'à
la péninsule ibérique. Les Aurignaciens se sont retirés
vers le sud jusqu'il y a 25 000 ans ; la culture aurignacienne a alors
pratiquement disparu, confinée à quelques
foyers éparpillés en Europe méridionale, comme le
sud-ouest de la France et les rives de la Mer Noire.
LES SURVIVANTS
Il y a environ 35 000 ans apparut un autre groupe d'Hommes modernes, appartenant à une culture différente, les Gravettiens : ils auraient survécu aux bouleversements climatiques grâce à une technologie supérieure (armes et outils plus légers), à une organisation sociale plus complexe, en groupes familiaux unis et suffisamment structurés pour suivre les troupeaux nomades, et à une meilleure utilisation des ressources permettant de passer d'un mode de vie plus sédentaire à celui engendré par le refroidissement climatique.
Les
Gravettiens ont supplanté les Aurignaciens dans plusieurs régions
d'Europe il y a environ 33 000 ans.
Que les Gravettiens soient venus d'Asie centrale, ou qu'ils aient plus vraisemblablement
évolué séparément dans les plaines du nord de
l'Allemagne et de la Pologne et plus à l'est, leur meilleure technologie
et leur organisation sociale plus complexe leur ont fourni plus de chances
pour survivre dans un climat plus froid.
La fabrication
des cordes est connue de la culture gravettienne, ils ont donc peut-être
fabriqué des filets de pêche. Des réseaux d'échange
étendus permettent aux tribus d'être plus mobiles et de poursuivre
le caribou, le mammouth et d'autres proies dans leurs migrations saisonnières
vers le sud en hiver et au nord en été.
"Les Gravettiens ont pu adapter leur organisation sociale pour survivre
à un climat plus arctique" selon Davies. Il y a environ 30 000
ans, les sites d'occupation sont plus vastes. En Europe centrale les fibres
végétaux ont pu servir à fabriquer des filets et des
tissus. L'argile, l'os, l'ivoire sont utilisés dans la fabrication
des armes et des outils. L'alimentation comprend poissons et oiseaux. Les
Gravettiens apparaissent en Europe de l'Est il y a 29 000 à 30 000
ans avec de nouveaux outils, le filet de pêche ainsi que des vêtements
tels que des fourrures cousues et des textiles tissés.
Ils
ont ainsi pu dominer toute l'Europe durant la période précédent
le Maximum glaciaire. Puis là encore, un événement climatique
va modifier la donne.
D'après
:
- Douglas Palmer, "Big
chill killed off the Neanderthals" , 21/01/04 (New Scientist)
page non accessible
- Constance Holden "Think
Outside the Bison People" , 30/01/04 (BRIC)
- Hillary Mayell "Climate
Change Killed Neandertals, Study Says" 09/02/04 (National Geographic
News)
- the
Stage 3 Project Homepage 16/12/03 (Oxygen Isotope Stage
Three Project)
Translation of my own.
Cette étude, qui a le mérite de reposer sur de nombreuses données
chiffrées contrôlées statistiquement, se veut novatrice.
Elle confirme souvent des connaissances déjà présentées
auparavant. Mais certaines des hypothèses nouvelles paraissent en contradiction
avec la plupart des thèses majoritairement acceptées.
Concernant les dates, j'ai quand même repéré quelques surprises, comme un site étiqueté "aurignacien ancien" et un autre "gravettien", tous deux datant d'il y a 18 000 ans BP (21 000 ans BP en âge calendaire).
Prétendre que l'Homme de Neandertal n'est pas adapté au froid est très surprenant, quand de nombreux articles ont affirmé le contraire. Certaines thèses avaient même proposé que les Néandertaliens disparaissent à la suite d'un réchauffement climatique, tant est ancrée l'idée qu'il est adapté au froid.
Mais ce que ne souligne pas suffisamment l'étude de Stage 3, c'est que le facteur sans doute déterminant dans la disparition de Neandertal est sa concurrence obligée avec l'Homme moderne. L'apparition de notre espèce dans l'aire néandertalienne semble bien être la caractéristique spécifique de ce refroidissement d'il y a 30 000 ans.
Ce changement climatique a-t-il été si intense qu'il a pu emporter notre bonhomme ? Un refroidissement presque aussi important a existé il y a 70 000 ans. Fut-il insuffisant pour éteindre Neandertal ? Un climat semblable à celui de 30 000 BP baignait pourtant l'Europe il y a 130 000 ans : les Néandertaliens classiques (apparus à ce moment) ont survécu sans problème à cette période. Une si longue étendue dans le temps des populations néandertaliennes soulignent aussi la qualité de leurs technologies, qui selon Jacques Cinq-Mars sont sous-estimées par l'équipe de van Andel.
Selon María Fernanda Sánchez Goñi et Francesco d'Errico, l'absence de site moustérien dans le sud de l'Espagne pendant le refroidissement H4 (36 000 à 33 000 ans) et leur réapparition à la fin de cette période suggèrent une contraction de la population néandertalienne pendant ce refroidissement, suivie d'une courte expansion avant sa disparition définitive il y a 28 000 ou 29 000 ans. L'extinction des Néandertaliens ne serait donc pas due à un bouleversement climatique.
Cinq-Mars précise que souvent les mouvements de population dont il s'agit à l'époque concernée par Stage 3 ne sont pas de grandes migrations mais plutôt des successions de reflux et d'expansions de populations.
Il relativise l'importance du facteur climatique en rappelant que des sites comme Vogelherd et Hohle Fels dans les Alpes étaient occupés entre 35 000 et 30 000 BP, et que la Sibérie et l'Altaï aussi étaient habités en période froide. Ma fille présentait des arguments semblables. Notons toutefois que le site de Yana était une steppe et non de la toundra quand il était occupé par l'homme.
Précisons aussi que les Néandertaliens et les Aurignaciens fabriquaient et utilisaient des sagaies (certains ont cru lire que van Andel en faisait une invention gravettienne). Les outils et les armes des Gravettiens sont différents, plus légers (certains ont cru lire que van Andel les trouvaient plus lourds) que ceux des Aurignaciens, et leur habitat est plus élaboré. Les Gravettiens connaissaient-ils la couture et le tissage ? Pas les deux autres populations de l'étude ?
Les foyers résiduels aurignaciens présentés par le Stage 3 Project se superposent aux zones refuges du Maximum glaciaire : mais les Aurignaciens n'ont pas vécu jusqu'à la fin du Premier interpléniglaciaire. Ce furent les Gravettiens qui durent refluer vers le sud-ouest de la France, les rives de la Mer Noire, l'Ukraine et la Russie devant le froid du Maximum glaciaire (22 000-18 000 BP) .
Concernant les modifications climatiques autour de 30 000 BP, voici ce que l'on pouvait lire dans la littérature classique :
"Le climat subi par les Aurignaciens est instable. De 38 000 à 30 000 BP, les oscillations sont tempérées ou froides. Le froid est assez vif pour provoquer un paysage de steppe (...). A partir de 30 000 BP, des oscillations tempérées importantes permettent le développement de forêts de conifères en Europe centrale et de feuillus en Europe de l'Ouest. Le froid recommence à sévir en Europe centrale vers 27 000 BP. (...) La période la plus caractéristique du Gravettien occidental correspond à la fin d'une vague de froid, puis à un interstade tempéré (Kesselt) d'une durée de 2000 ans, et s'achève au début d'un nouvel épisode froid et sec." (Mohen & Taborin, 1998)
"Les variations climatiques ont dû être beaucoup plus supportables (...). La température n'a pas varié de plus de quelques degrés, en moyenne, par rapport à celle que nous connaissons aujourd'hui dans nos pays tempérés. (...) Le climat du Paléolithique supérieur ancien en Europe occidentale se caractérise par son instabilité due à l'alternance de phases froides et de périodes de réchauffement mineures . (...) Le Châtelperronien disparaît progressivement pendant l'épisode de refroidissement qui aboutit à un climat froid et sec, au-delà de 30 000 ans." (Baffier, 1999).